Une année d'articles sociologiques

Une féminisation sur fond de segmentation professionnelle genrée : le cas des policières en commissariat

Posted in Travail by Stash of Code on 16 août 2009

Boussard V., Loriol M., Caroly S. (2007), « Une féminisation sur fond de segmentation professionnelle genrée : le cas des policières en commissariat« , Sociologies pratiques, n°14, pp. 75-88.

A en croire les hommes comme les femmes qui y travaillent, la gente féminine se serait faite sa place dans la Police. « Circulez, il n’y a rien à voir » voudrait-on opposer aux sociologues que la question de l’égalité professionnelle entre hommes et femmes intrigue, travaillés qu’ils sont par cette idée que le sexe biologique prendrait une signification sociale différente selon le contexte qu’on considère : on ne serait pas femme pareillement ici et là. Partant, que peut signifier l’affirmation selon laquelle les hommes et les femmes seraient traités également ? On saisit bien l’égalité, mais quels en sont les membres ? Impossible de le comprendre sans s’immerger dans le contexte où est formulée la proposition pour y observer ce que c’est que d’y être un homme ou une femme exactement. Pour cette raison, Valérie Boussard, Marc Loriol et Sandrine Coraly ont étudié la situation des policiers dans quatre commissariats, portant leur attention sur le quotidien et sur les trajectoires professionnelles.

Au quotidien, les auteurs observent une « segmentation genrée du travail », c’est-à-dire une répartition des tâches entre hommes et femmes, qu’ils expliquent par la conception que les policiers masculins se font du vrai travail. Pour ces derniers, est vrai travail l’épreuve avec un monde extérieur jugé hostile que la démonstration de la force, de l’autorité, de la maîtrise de soi permet de surmonter. En un mot, « le vrai travail nécessite la virilité ». Défini en creux, le « sale boulot » correspond à tout ce qui ne mobilise pas cette virilité, voire qui l’affadit ; sans surprise, c’est à leurs collègues féminines que les policiers masculins trouvent des vertus pour l’exercer. C’est un premier résultat extrêmement important :

La frontière entre vrai travail et « sale boulot » recoupe la frontière entre une définition du masculin et du féminin et dénote une vision androcentrée du travail.

Mais cette vision ne se suffit évidemment pas à elle-même ; il faut qu’elle soit affirmée dans la pratique pour être renforcée. Les auteurs pointent deux mécanismes par lesquelles les femmes sont exclues de l’épreuve, qui sont la mise en scène du travail consistant à entrer systématiquement en relation avec certaines catégories d’usagers sur un mode agressif, créant de facto des situations qui mobilisent la force physique, et la galanterie qui consiste à écarter les femmes de ces situations au prétexte qu’elles seraient les moins aptes à les gérer. Dès lors, les auteurs de conclure :

Finalement, en leur refusant l’épreuve, on leur refuse la possibilité de prouver leur capacité à être comme des hommes.

Les femmes ne sont pas passives, mais les stratégies qu’elles déploient pour s’adapter à ce contexte ne font que renforcer la division sexuelle du travail. En effet, la majorité intègre le stéréotype féminin en acceptant d’être exclues de l’épreuve tandis que certaines parviennent à s’y maintenir, mais au prix de l’adoption d’un comportement si masculin qu’elles sont finalement considérées par les hommes comme des exceptions qui confirment la règle : des garçons manqués.

L’expérience de ce quotidien impacte les trajectoires professionnelles. Essentiellement contraintes d’admettre qu’elles ne sont pas faites pour l’épreuve, les femmes parviennent toutefois à demeurer dans la Police en exploitant les possibilités qui leurs sont offertes, à savoir la progression hiérarchique ou l’évolution vers le travail judiciaire. Il est important de noter avec les auteurs que ces trajectoires professionnelles ne peuvent pas être considérées comme résultant uniquement de choix, même pas défaut, des intéressées. La responsabilité de l’organisation est engagée en tant qu’elle offre certaines opportunités et en refuse d’autres, ce que les auteurs mettent en évidence en pointant les difficultés que les femmes peuvent rencontrer à s’orienter vers certaines unités considérées comme prestigieuses, les BAC notamment.

Les femmes ont donc bien leur place dans la Police, mais c’est la place qu’on veut bien leur concéder. Les hommes assignent aux femmes des places qu’ils jugent dévalorisantes au nom de caractéristiques qui les rendraient inaptes à relever l’épreuve, ce que les femmes acceptent parfaitement, soit en s’excluant d’elle-même, soit plus rarement en reniant tout trait de féminité. Cette situation apparaît bien vécue. Finalement, il n’y aurait guère que l’usager interpellé vigoureusement parce que des policiers masculins cherchent à affirmer leur virilité devant des collègues féminines qui pourrait venir à s’en plaindre. Les auteurs interrogent ce constat rassurant en essayant de saisir les enjeux de la situation à plus long terme : au final, hommes et femmes ne sont-ils pas perdants de ce renforcement de la division sexuelle du travail où chacun est toujours plus appelé à ce comporter selon son genre sous la menace de ne pas pouvoir trouver sa place ?

Au-delà de l’intérêt du sujet traité, que retenir de cet article du point de vue de la démarche sociologique ?

D’abord, un geste sociologique fort, que nous avons déjà vu ailleurs : alors même qu’une situation ne fait question pour personne, les auteurs se refusent à la considérer sur le mode de l’évidence, prétendant au contraire qu’elle est construite, manière de dire à l’indigène : « Tu parles d’où tu es ! », propos dont il faut bien admettre, je le crois, qu’il est d’une rare violence. De là, l’analyse se déploie à partir de constats à court terme sur le quotidien et à plus long terme sur les trajectoires professionnelles, qu’elle parvient à articuler en mettant au jour le processus sous-jacent qui est à l’oeuvre : la division sexuelle du travail se renforce d’elle-même, avec les complicité de tous les acteurs de l’organisation. Ainsi le principe explicatif vient-il bien faire tout tenir ensemble.

A un moindre niveau de généralité, il y a aussi dans cet article comme un jeu de miroir particulièrement intéressant entre les auteurs et les policiers qui me semble pouvoir donner lieu à réflexions, jeu qui se lit dans la manière dont les uns et les autres mobilisent le raisonnement selon lequel « l’exception confirme la règle » pour défendre leurs interprétations respectives de la situation. Ainsi, relayant le point de vue du terrain à partir de leurs entretiens, ils écrivent, dans une section dont le titre est d’ailleurs explicitement « Les exceptions confirment la règle » :

Les différences entre hommes et femmes sont présentées comme évidentes et générales. Pourtant, certains policiers introduisent, dans le même entretien, des cas particuliers, des exceptions et des nuances : certaines policières ne seraient pas diplomates et iraient facilement à l’affrontement, d’autres auraient la capacité à s’imposer physiquement de par leur carrure ou la maîtrise des arts martiaux. De même, certains hommes n’ont pas la force nécessaire. Mais alors, ces cas particuliers sont présentés comme des quasi-aberrations du fait de leur rareté et ne remettent pas en cause, de ce fait, la loi générale de distinction entre les genres.

Or plus tôt, déroulant leur raisonnement dans un propos liminaire, les auteurs écrivent :

Cette division sexuelle du travail n’est ni officielle ni systématique. Des policières peuvent échapper à cette dernière. Mais c’est bien précisément l’existence de stratégies ad hoc pour éviter ce processus d’affectation sexuelle du travail qui en prouve l’existence et la force.

Ne s’agit-il pas ici encore de prétendre que certains cas qu’il serait a priori possible d’opposer à la règle s’avèrent, dans le détail, la confirmer ? Pour les policiers, la règle serait que leur métier est un métier d’hommes ; dès lors, une femme parvenue à se faire considérer comme un policier constitue certes une exception, mais elle s’avère finalement un garçon manqué. Pour les auteurs, la règle serait que les femmes doivent composer avec une division sexuelle du travail ; pour reprendre le même exemple, la femme policier reconnue comme un garçon manqué par ses collègues n’a fait que déployer une stratégie consistant à adopter un comportement masculin.

L’objet de cette remarque n’est pas de prétendre que le point de vue indigène vaut bien celui du chercheur au prétexte qu’ils mobilisent des techniques d’argumentation identiques pour imposer leurs raisonnements respectifs. La recherche en sociologie n’est pas le lieu d’un débat lors duquel chaque partie est invitée à mobiliser le stratagème 26 de L’Art d’avoir toujours raison1 :

Une technique brillante est la retorsio argumenti quand l’argument qu’il veut utiliser à ses fins peut être encore meilleur si on le retourne contre lui. Par exemple, il dit : « C’est un enfant, il faut être indulgent avec lui », retorsio : « C’est justement parce que c’est un enfant qu’il faut le châtier pour qu’il ne s’encroûte pas dans ses mauvaises habitudes. »

Le point de vue de l’indigène est compréhensible étant donnée la position depuis laquelle il est énoncé, mais il est aussi de ce fait limité sociologiquement parlant parce qu’il n’appréhende pas toutes les données de la situation considérée à une plus vaste échelle spatio-temporelle. Dans cet article, ce n’est pas seulement de la pratique quotidienne du métier de policier sur la voie publique dont il est question, mais du devenir à long terme des acteurs de toute une organisation.


1 Comme j’ai tenté de le montrer dans mon commentaire de l’article de Manuel Boutet, savoir considérer une situation sous différents angles est une qualité qui me semble essentielle en sociologie ; c’est par ce moyen qu’il est possible de mettre au jour le principe d’interprétation qui fera « tenir ensemble » toutes les observations. En cela, certaines techniques du débat qui visent à retourner la vision de la partie adverse – qu’on pourrait, pour le coup, assimiler à l’énonciateur du sens commun – me semblent constituer de très bonnes sources d’inspiration. Si d’aucuns connaissent d’autres oeuvres que celles de Schopenhauer, qu’ils n’hésitent pas à les mentionner ici !


La semaine prochaine, je commenterai…

Trompette P., Boissin O. (2000), « Entre les vivants et les morts : les pompes funèbres aux portes du marché« , Sociologie du travail, vol. 42, n°3, pp. 483-504.

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